VII
À l’Aube, les plumes blanches
— So cuntente di voï. Vulete esse prefetu ?
Charles Pasqua poussait la coquetterie insulaire jusqu’à me parler en corse. « Je suis content de vous, voulez-vous être préfet ? » m’a-t-il demandé après l’arrestation des terroristes de Vitry-aux-Loges. Être préfet, porter les plumes blanches… Ce serait, pour moi, une revanche sur le destin familial : l’un de mes cousins, sous-préfet hors classe, était mort trop tôt pour obtenir ce titre. En pensant à lui, j’ai accepté la proposition du ministre.
Après avoir obtenu l’accord de Robert Pandraud, puis celui de Jacques Chirac, Premier ministre, Charles Pasqua lança le décret de nomination. Hélas, pour d’obscures raisons, mon dossier s’endormit sous le coude d’un des membres du cabinet à l’Élysée. Les mois passèrent, je perdis tout espoir…
À la même époque, je fus invité à me rendre aux Pays-Bas pour une réunion du Club de Berne : les chefs de services spéciaux civils des pays européens devaient s’y rencontrer afin de discuter de problèmes de sécurité et de renseignement. Lors de la première matinée de travail, un huissier de l’hôtel s’approcha de moi et me dit avec un accent que je réussis péniblement à décrypter :
— Le ministre de l’Intérieur veut vous parler au téléphone.
Je pensais qu’il s’agissait du ministre hollandais et je crus bon de m’enquérir d’un traducteur.
— Non, non, pas du tout, répliqua l’huissier. Je vous parle de monsieur Pasqua.
— C’est pour demain, m’annonça au téléphone le ministre français.
— Qu’est ce qui est pour demain ?
— Vous verrez bien !
Le lendemain, nouvel appel de Pasqua.
— Ça y est, c’est fait ! me lança-t-il.
— Quoi donc ?
Là, le ministre adopta la langue corse :
— Je vous félicite Philippe. Ce matin, vous avez été nommé préfet en Conseil des ministres.
Je compris alors, en partie, ce qui avait retardé ma nomination : il avait fallu qu’un autre haut fonctionnaire, membre du cabinet de François Mitterrand, soit promu en même temps que moi. Pasqua me donna ensuite la marche à suivre :
— Maintenant, vous allez appeler à l’extérieur de la salle votre collègue Bernard Gérard. Vous allez lui dire qu’il fasse, en mon nom, l’annonce officielle de votre nomination. Vous remercierez et offrirez le champagne à tous.
Ce que je fis scrupuleusement. Sur le fond, ce titre qui m’était attribué ne devait pas changer grand-chose à ma vie professionnelle : désigné « en mission de service public », je demeurais à mon poste de directeur central des Renseignements généraux.
En 1988, la majorité parlementaire repassant à gauche, il était normal que je sois nommé à un autre poste. Ainsi le veut la règle démocratique. Par décision personnelle de François Mitterrand, président de la République, je ne fus pas réintégré dans mon grade d’origine, ce qui aurait signifié que je redevenais commissaire divisionnaire. D’aucuns pensaient que le poste que j’occupais, directeur central des RG, devait être libéré rapidement. Je comprenais volontiers qu’en cas d’alternance on me change d’affectation, mais j’aurais difficilement admis que l’on m’éloignât du poste de directeur des RG sans me donner une compensation, en me renvoyant purement et simplement à ma base de départ. J’ai donc attendu et j’ai été bien traité, je n’ai pas eu à me plaindre…
Michel Charasse me téléphona :
— Le président de la République a décidé que vous partiriez en province. Vous serez nommé dans un département au début, mais vous progresserez très vite. Vous ne serez pas envoyé trop loin, nous aurons peut-être besoin de vous.
Effectivement, le lendemain je fus nommé préfet du département de l’Aube, à Troyes. Ce qui m’inspira une devise pas très sérieuse, peut-être, mais qui se veut aussi un art de vivre : « Il vaut mieux être préfet de l’Aube que du crépuscule », phrase entrée depuis dans le bêtisier du corps préfectoral.
Un vice-président du Sénat m’appela et de sa grosse voix si particulière me dit :
— Mon p’tit, je te félicite. Tu dois être en train de faire tes lettres.
— Mes lettres ? Quelles lettres ?
— Celles que tu adresses aux parlementaires du département. Et n’oublie pas les anciens parlementaires ! Tes collègues les oublient toujours et les anciens parlementaires en sont moyennement satisfaits. Elles sont déjà parties, tes lettres ?
J’essayais de prendre un ton assuré.
— Euh, non, je me proposais de les écrire demain soir, quand j’arriverai dans mon village de Corse.
— Je te demande de les faire tout de suite, et à la main ! Tu peux les faire porter à la préfecture en la chargeant d’en assurer la distribution.
Je suivis ces conseils avisés et reçus bientôt, en retour, des courriers chaleureux. André Gravelle, ancien Résistant, ancien journaliste à Libération-Champagne, ancien député socialiste, m’écrivait : « Je ne connais pas encore monsieur Massoni. J’en ai beaucoup entendu parler. Je sais déjà que c’est un homme courtois que j’aurai plaisir à connaître. »
À Troyes, lors de la cérémonie de prise de fonction, qui se caractérise toujours par un dépôt de gerbe au monument aux morts en présence des autorités, il fallut dépenser beaucoup d’énergie pour trouver un clairon qui ne soit pas parti en permission aoûtienne et qui, depuis le camp de Mailly, vienne sonner les notes lugubres, bouleversantes et traditionnelles « aux Morts » ! Le député-maire Robert Galley vint me donner l’accolade.
— Je suis content que vous soyez ici, me souffla-t-il, mais j’en ai assez de ces gouvernements qui nomment les préfets au mois d’août. Ils m’obligent à raccourcir mes vacances à l’île de Ré !
Et puis il me rappela avec une certaine émotion qu’un attentat commis par Action directe l’avait visé en 1980, alors qu’il était ministre de la Coopération, et me remercia publiquement d’avoir fait arrêter ceux qui avaient purement et simplement voulu le supprimer. Robert Galley me remémora alors comment les choses s’étaient déroulées : il était sorti quelques instants de son bureau et, à cet instant, des rafales d’armes automatiques avaient été tirées du boulevard des Invalides… Il en avait réchappé de très peu.
— J’aurai un souvenir à vous montrer, murmura-t-il.
Le député n’en dit pas plus et je dus patienter jusqu’au soir où nous sommes allés, avec mon épouse, dîner au Riceys, dans la maison de famille des Galley, vieille bâtisse vénérable et séculaire. Dans une atmosphère affectivement chaleureuse et climatiquement glaciale, je vis un tableau placé naguère derrière le siège du ministre Galley dans son bureau parisien : la toile était criblée de balles !
— Eh bien, mon cher Massoni, voilà une des raisons pour lesquelles j’apprécie votre présence dans le département de l’Aube et voilà pourquoi j’ai abrégé mes vacances pour venir vous saluer !
Ma femme et moi avons découvert dans l’Aube une population extrêmement sympathique, respectueuse de l’autorité de l’État, porteuse d’un passé historique exceptionnel dont les vitraux de la cathédrale de Troyes, que n’avaient pas atteints les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, demeurent un témoignage irremplaçable. Nous avons passé des moments de bonheur à visiter le musée d’Art moderne, riche des toiles magnifiques offertes par les grands collectionneurs Pierre et Denise Levy.
Mon passage dans la capitale de la Champagne du Sud a été marqué aussi par l’inauguration de l’institut universitaire Rachi, qui commémore la vie, l’œuvre et l’action du grand talmudiste que fut ce vigneron champenois du XIe siècle et dont je m’honore d’être l’un des membres fondateurs. À ce titre, je prononçai le discours officiel d’inauguration et fis, à cette occasion, la connaissance de Raymond Moretti, peintre sensible, imaginatif, génie des teintes et des formes. Il n’était pas juif mais exprimait pour cette communauté une affection profonde et jamais démentie. Je fus d’emblée conquis par l’homme qu’il était. Il devint mon ami et, bien des années plus tard, en mai 2005, lorsqu’il nous quitta, nous laissant tous un peu orphelins de ses couleurs et de sa sensibilité, le président de la République, Jacques Chirac, me fit l’honneur de me demander de le représenter lors de la cérémonie de crémation au cimetière du Père-Lachaise. Moretti était allé rejoindre la cohorte de ceux qui nous habitent, figures et artisans du « musée imaginaire » dont parlait Malraux.
Mais à Troyes mon quotidien n’était pas seulement occupé par la culture, l’enseignement et l’art, il était fait surtout des grands problèmes du moment : le tracé du futur TGV et celui de l’autoroute à venir.
Un jour, j’invitai à déjeuner à la préfecture André Gravelle, toujours de bon conseil. En arrivant, il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui et me demanda :
— Où sont les autres ?
— Si nous voulons parler cœur à cœur d’une manière franche et sans réserve, nous ne devons être que deux, répondis-je.
Ensemble, nous avons étudié la ligne de la future autoroute. Il me soumit, comme insertion dans le parcours, des ronds-points à des endroits précis. Je trouvais cela pertinent et lui donnai l’assurance que ces propositions seraient étudiées avec attention. À la fin du déjeuner, alors que je le raccompagnais, il me confia soudain :
— Savez-vous que vous êtes bien vu à Paris ?
Cueilli à froid par cette question, je lui répondis un peu sottement :
— Je m’en réjouis, mais qui donc me voit sous cet angle favorable ?
— Mais vous ne savez donc rien, monsieur le préfet ? Je suis un ancien du réseau de Résistance de François Mitterrand. Nous nous voyons régulièrement. Je l’appelle François, il m’appelle André, et nous parlons de vous !
L’excellence des relations que ma femme et moi entretenions avec le général Mitterrand, frère du Président, son épouse et leur famille, tout ceci devait aller dans le sens indiqué par André Gravelle. Aux limites est du département, je vis des spectacles attristants : dans des wagons abandonnés par la SNCF, je découvris des conditions de travail épouvantables : celles de femmes travaillant pour la bonneterie sans lever tête, vivant dans le bruit, la fatigue et l’angoisse pendant de longues heures.
Je suis sorti très affecté de cette visite et s’imposa alors à moi l’idée de faire réaliser un point sur l’emploi, par une mobilisation générale discrète. J’étais particulièrement préoccupé par le devenir de la bonneterie, alors menacée de perdre environ cinq mille emplois en quelques années. Le ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, m’appela à plusieurs reprises pour me demander des précisions sur cette étude et exprimer sa satisfaction, démarche qui n’avait jamais été faite auparavant dans le département.
Et puis l’Aube, c’était aussi la maison centrale de Clairvaux, où la population pénale se livrait épisodiquement à des actes d’une extrême violence. Il y avait là un rassemblement de condamnés de longues peines, des gens parmi les plus dangereux du pays. On y avait vu des incendies criminels, des têtes coupées aux ciseaux, des surveillants assassinés. Lorsque j’avais été nommé préfet, l’un des compatriotes de mon village, Jean Versini qui avait exercé des responsabilités d’encadrement au sein du personnel de cette centrale, m’avait prévenu :
— Si tu as un jour des problèmes à Clairvaux, tu laisses tomber tout le reste, tu y vas, tu prends les choses en mains, tu commandes toi-même, tu ne te laisses impressionner par personne.
Les problèmes se produisirent bel et bien, le 13 juin 1989 : l’agression d’un gardien par trois détenus fut le point de départ d’une mutinerie.
Ce jour-là, je dois recevoir un expert des transports internationaux, Monsieur Essig venu discuter avec les autorités locales et moi-même de la possibilité de prévoir un arrêt du TGV-Est à Troyes ou dans la campagne proche. Tous les grands élus du département, mon équipe et les responsables régionaux sont réunis lorsqu’on vient m’avertir :
— Il y a un mouvement collectif à Clairvaux !
Je découvre vite que la situation est tendue : deux cents détenus se trouvent dans la cour de promenade et refusent de rentrer dans leur cellule. Des indications recueillies par les surveillants laissent à penser que, dans les ateliers, certains ont aiguisé de la ferraille pour en faire des couteaux rudimentaires, et l’on craint que ces armes ne soient dissimulées sous une légère couche de terre, dans la cour. Je demande à ma directrice de cabinet, une sous-préfète qui m’avait été attribuée quelques jours auparavant, de monter dans ma voiture.
Mon chauffeur roule vers Clairvaux à une vitesse que je n’ose avouer. Le klaxon deux tons de la voiture, amplement sollicité, rend l’âme dans un souffle dramatique : il n’est visiblement pas fait pour ces situations d’urgence ! Dans la cour de la prison, les mutinés déambulent d’une manière torve et placide mais refusent toujours de réintégrer les cellules. Cette attitude peut être un éphémère moment de mauvaise humeur ou, au contraire, le début d’une vraie mutinerie, comment le savoir ? Et si l’un de ces hommes sortait soudain une lame et plantait un gardien venu lui donner ordre de rentrer ? Il faut être extrêmement prudent.
Je tiens une réunion de commandement dans le bureau du directeur avec, sous mes yeux, un plan de l’établissement. Sur ce tableau se penchent le colonel de gendarmerie, le directeur des RG, le directeur de la sécurité publique locale et des représentants de l’administration pénitentiaire. J’ai quoi pour intervenir ? Un escadron de quatre-vingts gendarmes, c’est insuffisant. On risque le corps à corps sanglant.
— Ma première observation, c’est que nous sommes trop faibles actuellement pour nous colleter avec deux cents prisonniers peut-être équipés d’armes blanches. Il me faut un second escadron de gendarmerie mobile, celui de Chaumont.
Mise au courant, la chancellerie s’émeut : qu’est-ce que c’est que ce préfet qui ne veut pas agir ? Je prends le téléphone et parle sans détour à la personne qui semble me faire des reproches :
— Monsieur le directeur, je suis ici le représentant de l’État, j’assume mes responsabilités jusqu’au bout, si vous avez le désir de me pousser à agir dans un sens contraire à mes décisions, je n’agirai pas. Laissez-moi faire ! Tant que je n’aurai pas un escadron de plus, je ne bougerai pas. Ensuite, les choses iront très vite.
— Mais le soir tombe, monsieur le préfet, vous perdez du temps.
— Je fais ce que je crois devoir faire.
L’escadron de Chaumont arrive, les hommes sont répartis dans les endroits stratégiques. Je constate alors que mon ami de Corse avait entièrement raison : c’est au préfet d’agir, sa présence fait taire toutes les voix et les rallume en cas de nécessité, pour que chacun puisse exprimer son avis. Ainsi peut-on faire une synthèse et prendre sa décision.
Le colonel de gendarmerie et moi-même estimons avoir maintenant les effectifs suffisants pour agir. Les hommes progressent « à défilement », comme disent les militaires, c’est-à-dire à croupetons derrière un mur… et ils se dirigent jusqu’à des portes métalliques dont on détient les clés. Les mutinés de la cour ne peuvent pas voir ces mouvements et, sur un signe de ma part au colonel, toutes les forces pénètrent en même temps dans la cour. Les prisonniers, saisis d’effroi, ne réagissent pas. L’ordre républicain a prévalu.
Le procureur de la République et moi-même entrons dans la cour, puis arpentons les couloirs. La sous-préfète nous suit et prend des notes. Les prisonniers récalcitrants sont maintenus, alignés et observés. Nous leur avons demandé de se dévêtir complètement. La première partie de l’opération terminée, nous allons pouvoir vérifier si ces gens sont porteurs d’armes. Pour le sourire de cette fin de journée, qui a été difficile, je me tourne vers ma directrice de cabinet.
— Vous avez vu deux cents hommes entièrement nus, en même temps… Je crois que ça se renouvellera rarement dans votre vie !
Elle rougit un peu et répond par un sourire.
Quelques mois plus tard, en 1992, après quatre ans passés à Troyes, je fus nommé préfet de l’Oise par décision du président de la République, suite à la proposition de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur. L’Oise était un département extrêmement convoité par mes collègues : proche de Paris, économiquement privilégié et divers dans ses paysages. Dans ce département, je trouvais un autre climat social et politique. Tout allait bien pour le préfet et les contacts avec la population et les élus se passaient au mieux.
C’est alors que survint un événement totalement inattendu pour moi : la grande grève des routiers de l’été 1992. Nous entrons là dans une problématique fondamentale de l’ordre public qui requiert un traitement spécifique : l’empathie, la sympathie, la médiation, la force.
L’autoroute A1 en direction de Lille et Paris est alors brusquement bloquée par des centaines de camions, parfois des 30 tonnes. Une route dans la région de Pontarmé aurait permis de desservir le Nord et Paris si la circulation avait pu y être basculée. Mais des barrages ont été mis en place par les grévistes : impossible de les franchir ou de les démanteler !
Pourquoi tout ce charivari ? Le gouvernement a mis en chantier une grande réforme visant à améliorer la sécurité routière. Le fléau des dix mille morts et des centaines de milliers de blessés par an sur les routes devait être combattu. Parmi les mesures principales : une réforme du permis de conduire accompagnée d’une formation dès 16 ans à la conduite accompagnée, la limitation de vitesse à 50 km/h en agglomération, l’institution du contrôle technique des véhicules de plus de 5 ans et l’instauration du permis à points. Cette dernière mesure, pratiquée par nombre de nos voisins européens, était celle qui soulevait la colère de la plupart des transporteurs routiers.
Défaut de communication et de concertation ou hostilité de principe ? On ne le saura probablement jamais. Toujours est-il qu’un conflit social de grande ampleur paralyse le pays. L’autoroute A1 voit passer chaque jour vingt-cinq mille poids lourds : un barrage y est établi dès le lundi 29 juin, tandis que d’autres, répartis dans l’Oise, vont rapidement compter plus de mille poids lourds conduits par des routiers déterminés. Outre les problèmes liés à une sorte de prise en otage de millions d’automobilistes, l’action était de nature à provoquer un fort ralentissement de l’activité économique.
Dans un climat aussi passionnel, l’hypothèse du rétablissement de la circulation par la force me semble plus que hasardeuse. Je suis persuadé qu’il faut dialoguer. Déjà, le sous-préfet de Senlis s’est porté au contact des manifestants, parmi lesquels certains se sont autoproclamés délégués syndicaux, alors qu’à l’évidence ils ne possèdent en ce domaine que des connaissances très superficielles.
Arrivant sur place dans les premiers moments, je veille d’abord à engager les négociations dans de bonnes conditions matérielles. À ma demande, la Sanef, Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France, met à ma disposition la grande salle de réunion au premier étage de son PC, avec moquette bleue et meubles acajou… Je veux témoigner de la considération aux routiers.
— Se trouve-t-il parmi vous un responsable syndical ?
À cette question posée en préambule à nos discussions, un délégué UNCP-Force ouvrière s’avance.
— Je voudrais que vous établissiez avec les routiers un cahier de revendications qui puisse me permettre d’y voir clair dans vos aspirations, lui dis-je. Pour cette tâche importante, je vous propose mon aide et celle des services de l’État.
Cette attitude, inhabituelle disent certains, retient l’attention de journalistes qui demandent à venir voir sur place, ce que j’accorde immédiatement : les événements doivent se dérouler dans la plus complète transparence ! C’est ainsi que je reçois Francis Zamponi, journaliste à Libération. Il circule au cœur des barrages avec moi et donne bientôt des échos favorables des modes de régulation du conflit social et de l’attitude du préfet et du corps préfectoral. Les routiers eux-mêmes apprécient nos contacts en direct et le font savoir par un communiqué signé par l’ensemble des représentants, initiative tout à fait exceptionnelle.
Au petit matin, vers 5 heures, je remarque sur le barrage un chauffeur particulièrement agité qui fait des déclarations enflammées aux représentants des médias et incite ses camarades à la résistance. Je demande aussitôt au directeur départemental des RG d’identifier ce personnage. Résultat de l’enquête : cet homme dont la presse parle tant est très défavorablement connu, présenté comme un individu de moralité plus que douteuse et à l’occasion violent, spécialiste de la bagarre, du « coup de boule » et des vols à la roulotte. Une présence de nature à bloquer toute négociation avec les chauffeurs routiers. Ceux-ci, informés, écartent l’agitateur.
Bientôt, les préfets concernés reçoivent du gouvernement l’instruction de faire procéder à la dissolution des barrages. Mais je me suis trop investi dans cette affaire pour avoir recours à la force. Il faut tout tenter pour l’éviter. Il est pour moi hors de question en tout cas d’engager des moyens militaires, en particulier ce qu’on m’a proposé : un tracteur de chars venant de Laon ! Sa seule présence serait reçue comme une provocation. Je demande donc aux militaires de maintenir cet engin aux limites du département et de le recouvrir d’une bâche.
Je rentre à la préfecture, prends une heure environ pour faire ma toilette, revêtir des habits propres et un imperméable clair afin d’être vu et repéré facilement. Vers 1 heure du matin, je suis de retour à Senlis où je vais tenir la réunion ultime avant l’intervention. Malgré l’heure avancée, je sens poindre un climat favorable, fait de lassitude et d’espérance.
Ce 16 juillet, je peux recueillir les fruits de l’ensemble des contacts noués avec l’appui du corps préfectoral, des responsables de l’ordre public et des directeurs départementaux concernés. Je demande deux mégaphones et donne mes instructions aux gendarmes et aux policiers :
— Nous n’interviendrons contre les routiers ou contre les camions que si la situation dégénère et seulement sur mes ordres personnels. Avant d’en arriver là, je souhaite que les forces d’intervention se mettent en place sur les hauts de l’autoroute. Les casques ne devront être posés sur les têtes qu’au dernier moment : il faut montrer que nous recherchons l’apaisement.
En début de journée, quand les premières informations tombent sur les postes de radio et annoncent des progrès dans les négociations au bénéfice des routiers, je prends la parole au mégaphone, tandis que le directeur départemental des RG tient prêt un second mégaphone… Il en faut toujours deux : il est bien rare qu’il n’y en ait pas un qui tombe en panne !
Je m’adresse aux routiers en me présentant par mon nom et mon titre. Ils me connaissent, nous nous fréquentons assidûment depuis le début du conflit.
— Vous avez obtenu des résultats très intéressants ! leur dis-je. Le gouvernement en a donné des détails sur les radios tout à l’heure. Vos femmes et vos enfants qui les ont écoutées vous attendent à la maison. Il y a un temps pour tout. Il faut maintenant interrompre cette manifestation qui a donné de bons résultats et l’enrichir par d’autres moyens : la négociation. Écoutez les radios, je reprendrai la parole dans cinq minutes.
Je reprends le mégaphone, comme prévu :
— Vous avez entendu ce qu’a dit à nouveau le gouvernement. Vous avez obtenu des résultats qui ne sont qu’un début mais qui sont déjà remarquables. Alors, maintenant, moteur en route !
Les secondes passent, trop lentement… J’attends avec une certaine angoisse, puis le premier camion met son moteur en marche, le vrombissement de l’engin déclenche immédiatement la mise en marche du moteur des centaines de véhicules qui bloquent l’autoroute.
Un vendredi de la fin de l’été 1993. Le contrôleur général Benafassa, du cabinet de Paul Quilès, m’appela dans l’après-midi et me dit :
— Le ministre de l’Intérieur souhaiterait vous parler. Serez-vous à la préfecture ?
— Je n’en bouge pas.
Deux heures plus tard, le standard me passa la communication du ministre de l’Intérieur Paul Quilès. Celui-ci me félicita très cordialement, me demanda comment j’avais fait et m’annonça cette nouvelle à laquelle je ne m’attendais pas :
— Le gouvernement est très satisfait. Vous serez nommé préfet de région au prochain Conseil des ministres.
— Mais où allez-vous me nommer ? lui demandai-je après m’être confondu en remerciements.
— En Auvergne !
J’en fus profondément heureux.
Nous avons infiniment apprécié l’Auvergne, ma femme, mes enfants et moi. Le pays était beau, nous y avions des amis, nous nous en fîmes d’autres à l’occasion de soirées gastronomiques ou de promenades dans les campagnes. Cette région avait la particularité de présenter un élu de tout premier rang : l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui exerçait également les fonctions de président du conseil régional. J’eus avec lui des relations marquées par sa grande courtoisie, sa vaste intelligence, la qualité extrême qu’il avait de simplifier les sujets qu’il présentait et de faire apparaître clairement les différentes solutions possibles. Avec lui, je n’ai jamais eu à faire de politique. Il en alla de même avec Michel Charasse, ancien ministre, l’un des plus proches conseillers du président François Mitterrand, et Corse par sa mère, originaire de Corté.
Neuf mois après notre arrivée en Auvergne, alors que j’étais en réunion avec les membres de mon cabinet, le téléphone sonna. Qui n’aurait pas reconnu aussitôt la voix de Charles Pasqua, redevenu ministre de l’Intérieur ?
— Philippe, demain vous êtes à Paris.
— Ah, vous tenez réunion de préfets ?
— Je tiens les réunions que je veux avec qui je veux.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Vous devenez mon directeur de cabinet.
J’en restai coi. Mon absence de réaction surprit le ministre :
— Vous n’acceptez pas ?
— Si monsieur le ministre, mon silence était une marque de joie et de stupéfaction.
Je retrouvai Charles Pasqua le lendemain dans des bureaux envahis par des personnalités, des militants, des responsables.
— Pour le cabinet, prenez qui vous voulez et si vous avez un doute, demandez-moi, me dit le ministre.
Il ajouta :
— Il faut que vous me trouviez le curé. Je veux le faire entrer dans mon cabinet. Vous savez, le curé…
— Je ne vois pas du tout, monsieur le ministre.
— Mais si, le curé qui s’occupe des malheureux…
— Le curé de Lyon ? Celui qui porte une ceinture avec des gros clous ? risquai-je à tout hasard.
— Vous êtes complètement idiot. Mais non, c’est un autre, celui qui n’est plus curé d’ailleurs…
Je compris alors qu’il s’agissait de Jean-Claude Barreau, qui n’était plus prêtre depuis longtemps, s’était marié et s’intéressait aux mouvements de société. Il nous rejoignit bientôt et, dans le petit bureau que l’on m’avait réservé, je reçus un à un les membres du futur cabinet. Je recommandai Claude Guéant comme directeur adjoint, Pasqua le connaissait bien car il avait été secrétaire général des Hauts-de-Seine. Je l’appelai, il accepta aussitôt la proposition qui lui était faite. J’en étais très heureux car je le connaissais moi-même depuis longtemps. Après la transmission des pouvoirs, le cabinet se mit en place, lancé à toute allure, il fonctionna d’une manière huilée dès le début.
Cette occasion m’a permis d’avoir une perception aiguë de la nature humaine. Les réactions sont si différentes quand une personnalité semble être en cour et lorsqu’elle paraît en disgrâce ! Pour dire cela, je me fonde sur deux périodes. Celle de 1988, avec le retour de la gauche… Quand j’étais directeur adjoint de cabinet, je croisais des personnes qui me marquaient un respect appuyé et, pour tout dire, exagéré. Et puis, avec l’évolution politique, je perçus un changement complet chez ces mêmes personnes, elles ne me voyaient même plus. Étais-je devenu transparent ? J’étais toujours dans le même état d’esprit, si possible cordial, aimable, accueillant, et certains passaient à côté de moi en regardant ailleurs. Tiens, c’est curieux, ils ne m’ont pas vu… Alors j’allais les saluer, quelques mots vite marmonnés et ils s’esbignaient. Vraiment, la nature humaine est curieuse… Je m’en souviendrai ! Quand je suis revenu en tant que directeur du cabinet de Charles Pasqua, cinq ans après, je ne pouvais pas faire un pas dans la cour de Beauvau sans que certains viennent quasiment m’embrasser ! Ainsi sont les hommes.
Je regarde la vie professionnelle comme un théâtre, surtout quand les rapports entre les gens semblent dictés par ce qu’imposent le rôle et la fonction. Il arrive qu’un acteur sorte du jeu et parte en coulisse, il a alors tendance à ne plus exister, puisqu’il n’est plus sur scène !
Un soir, le ministre Charles Pasqua était rentré d’un déplacement extérieur et travaillait dans son propre bureau. Vers 23 heures, il vint me voir :
— Mais qu’est-ce que vous avez fait, vous, à François Mitterrand ?
Il prononçait de manière comique « mi-teu-rand »…
— Moi, monsieur le ministre ? Rien, je vous l’assure !
— On parlait du remplacement du préfet de police. Vous savez ce qu’il m’a dit ? « Proposez-moi des noms, si c’est Massoni, ce sera oui, si c’est quelqu’un d’autre, ce sera non. »
Cinq semaines après ma prise de fonction au cabinet de Pasqua, j’étais donc nommé préfet de police. Je rejoignais cette prestigieuse maison le 30 avril 1993 au soir, pour en prendre aussitôt le commandement…
Le 1er mai n’était pas une journée de tout repos entre les manifestations syndicales traditionnelles et la manifestation devant la statue de Jeanne d’Arc organisée par le Front national. Bientôt apparurent dans les lointains des « crânes rasés » qui, manifestement, cherchaient l’incident avec la police. C’est à ce moment que j’entendis à plusieurs reprises la direction de la sécurité publique demander des instructions :
— Nous observons tel incident, que faisons-nous ?
Il me semblait qu’il y avait là une hésitation de la part du commandement sur le terrain. Ce constat me conduisit à appeler sur ma ligne directe le responsable du service.
— Il ne faut pas demander des instructions toutes les minutes. Je vous ai défini un cadre à l’intérieur duquel vous agissez, je vous fixe un certain nombre d’orientations. Si vous avez des difficultés à les appliquer, vous m’en rendez compte. Je vous donne pour instruction de faire procéder à l’interpellation de tous ces gens qui, en périphérie de la manifestation, tentent de s’y mêler et de provoquer des incidents avec la police. Interpellations aussi nombreuses qu’il vous paraîtra possible d’en réaliser.
Je crois me souvenir que, ce jour-là, nous avons interpellé cent cinquante personnes. Nous avons trouvé au sol des couteaux, hâtivement jetés par ceux qui craignaient qu’on ne leur « colle » une procédure pour port d’arme prohibé… Et la situation s’est rapidement calmée.
Le soir même, l’arrivée tragique du corps de Pierre Bérégovoy, transporté à l’hôpital du Val-de-Grâce par hélicoptère m’a entièrement mobilisé. J’ai accueilli toute la soirée et une partie de la nuit les très hautes personnalités qui venaient s’incliner devant le corps et parler entre elles pour évoquer des souvenirs.
Lorsque j’étais encore préfet de la région Auvergne, j’avais accueilli Bérégovoy, alors Premier ministre, pour l’inauguration d’un musée à Clermont-Ferrand. Toutes les personnalités politiques du département et, largement, de la région étaient présentes. Par décision du protocole, je m’étais trouvé à la gauche du chef de gouvernement. Le contact a été bon entre nous Dès le départ, mais je remarquai que le Premier ministre paraissait particulièrement préoccupé. Une importante campagne de presse se développait sur le thème d’un prêt d’un million de francs qui lui avait été consenti. Des sous-entendus mettaient en cause sa probité et il s’en montrait très affecté. Peu avant la fin de la cérémonie, il me demanda à voix basse :
— Que pensez-vous réellement de la campagne qui me vise ? Pourquoi me fait-on cela ? Qu’ai-je fait de si condamnable pour qu’on me le reproche de façon permanente ?
— Sincèrement, lui répondis-je, ce qui vous est reproché, au regard de la vérité des faits, tels qu’on peut les connaître, ne tient pas, selon moi. Le pays le pense, c’est la perception que je recueille en Auvergne. Vous avez agi d’une façon parfaitement normale avec un ami qui vous a aidé, sur la foi d’un engagement de votre part à le rembourser. Ceci est normal. Ne vous inquiétez pas, monsieur le Premier ministre, les Français ne comprennent pas la campagne qui vous vise. Ils ont pour vous une sympathie instinctive. Vous êtes un homme respectable, issu d’un milieu modeste et aujourd’hui Premier ministre.
Bérégovoy me remercia discrètement mais chaleureusement. Hélas, quelque temps après, il se suicida. Cet homme respectable n’avait pas supporté que l’on puisse mettre en doute son honnêteté. Des rumeurs d’assassinat se propagèrent : les gens ont une capacité de fantasmagorie dont on n’a pas idée… Mais toutes ces représentations mentales ne correspondent pas à la réalité, car toutes ces rumeurs reposent sur du vide.
Cette lourde journée du 1er mai s’acheva enfin… Pour une reprise de mes activités à la préfecture de police, j’avais été servi. J’étais épuisé, mais j’avais le sentiment d’être revenu chez moi.